4

Divine Comédie

Janvier 2017.

Stéphane, voyant que ses goûts musicaux s'accordent avec ceux de David se souvient de sa promesse de décembre 2015. Le quinqua lui propose maintes fois de l'accompagner à un concert muni de son appareil photo mais le jeune homme semble réticent. Pour le convaincre, Stéphane lui raconte, tel ou tel live qu'il a vu à tel ou tel moment de sa vie, et lui transmet, en creux, sa passion pour l'écriture d'articles et du rock. Cela fait un an et demi que David a l'impression de partager une sorte de nuit infinie avec Stéphane, comme un spectre, le 13 novembre étirait son ombre jusqu'à leurs pieds. C'était peut-être ça, qui le décourageait à aller un concert à ses côtés ? Comme pour rester, coûte que coûte, au Bataclan ? En janvier 2017, Stéphane lui parle une énième fois d'un concert d'un groupe qu'il ne connaît pas, dans une salle que le jeune ne connaît pas : The Divine Comedy aux Folies Bergères. Au fond, le photographe ne sait pas vraiment pourquoi il finit par accepter. C'est sans doute la quête de l'inconnu qui le pousse à accompagner son nouvel ami. L'envie de construire de nouveaux souvenirs, de se dépasser et surtout d'essayer. 

L'éclairage et les peintures des Folies Bergères baignent la Rue Richer d'une lumière jaune orangée, la salle rayonne de mille feux. Sur le dos du jeune photographe un sac contenant son appareil qui n'a plus servi depuis longtemps. Il retrouve Stéphane quelques minutes avant la première partie. Le quinqua porte un long manteau qui habille sa silhouette de bureaucrate, il tient la porte à David et lui dit : « Tu sais, tu pars quand tu veux hein ! En général ils laissent les photographes faire des images sur les trois premiers morceaux et après ils les virent mais tu peux rester après, enfin, tu verras ! » Le concert commencé,  le photographe se laisse emporter et reste beaucoup plus de temps qu'autorisé. L'appareil photo autour du cou, il se faufile dans les allées des Folies pour trouver le meilleur angle, la meilleure lumière. Stéphane lui, est assis sur une chaise face à la scène. Sur celle-ci, le chanteur porte une sorte de costume napoléonien qui lui donne des allures de conquérant. « Parfait pour les portraits. »  David quitte la salle en plein set après avoir fait signe à Stéphane qu'il s'en allait. Sur la route du retour, il ne pense qu'au traitement des images et s'en occupe le soir-même pour les envoyer à son pote le plus rapidement possible. Aucun des deux hommes ne s’en rend compte, mais ils viennent de poser la première pierre d'une reconstruction unique, dans l'amitié. En regardant les photos, Stéph est satisfait, leur collaboration fonctionne, promesse tenue.

Au fil des années, le quinquagénaire fait découvrir les groupes de sa jeunesse au photographe, tandis que son jeune acolyte en immortalise les prouesses sur scène. La photographie a accompagné le jeune homme tout au long de sa vie et le sens que prennent ces missions est totalement différent de tout ce qu'il a vécu jusqu'ici. Pour la première fois depuis les attentats, il se reconnecte avec l'univers des concerts et de la nuit. De 2017 à 2020, les deux hommes assistent à des dizaines de concerts, pour le webzine ou tout simplement pour eux. Au cours de leurs travaux en binôme, l'œil photographique de David s'aiguise et progressivement, il se réapproprie sa passion, laissée depuis plusieurs années sur le bas-côté de sa vie. Autour d'eux, ils ne sont pas les seules victimes du terrorisme à refaçonner totalement leur quotidien. Globalement, les changements dans la vie des rescapés sont drastiques tant la fracture qu'a provoqué l'attentat est profonde. Certains quittent Paris, d'autres leur emploi, d'autres encore leur compagne ou compagnon. Beaucoup se retrouve à faire deuil de leurs existences passées et apprendre à vivre avec une nouvelle enveloppe qui semble mal taillée. Dans le cas du jeune homme franco-chilien, les aventures professionnelles s'avèrent catastrophiques. Passé par des petits boulots durant l'été 2017, il comprend, dans la douleur, qu'il n'a d'autre choix que de se tourner vers l'une de ses plus vieilles compagnes : la photographie.

De l'échec du terrorisme

Septembre 2021

L'année 2015 est derrière nous, depuis longtemps diraient ceux du « dehors. »  La convalescence psychologique couplée à l'hypervigilance constante à fatigué nos esprits et nous a entraîné vers un ailleurs dans lequel nous ne comprenons ni notre place ni notre identité. Cet ailleurs est en fait un champ de ruine, même des années après. Je marche quotidiennement au milieu des décombres de ma courte vie de jeune homme de 23 ans, j'étais qui ? Six ans et demi après, il m'arrive de retourner voir des concerts mais jamais jusqu'au bout, jamais comme avant, plus jamais comme avant. Même accompagné de Stéphane. Le plaisir semble m'être un lieu interdit. Aujourd'hui les douleurs psychiques sont devenues chroniques, habituelles, prévisibles presque. Les psys ont un nom pour ça, on dit qu'elles sont chronicisées ou consolidées. Un temps, les rendez-vous chez la psychologue ont ponctué mes journées. Je me souviens des heures passés dans le bureau qui sent le produit et qui est peint en jaune à décortiquer chaque petite action subie pendant l'attentat, pour essayer d'en tirer un sens, quelque chose. Une de ces choses est l'échange avec le terroriste, celui-là même qui a marqué Stéphane. Qui interroge mon identité profonde : Suis-je chilien ? Français ? Les deux ? À force de rendez-vous avec ma thérapeute, je comprends que ma reconstruction passe par la réappropriation de l'événement, de mon identité et de mes racines.

Pendant ces six années, j'ai retrouvé Stéphane dès que je le pouvais. Il fait désormais partie du paysage de mes proches. Bien que le 13 novembre soit toujours là en toile de fond des discussions, on en parle presque plus sauf quand il s'agit du procès à venir. En six ans, Stéphane me présente toute sa famille et moi la mienne. On partage repas, verre, anniversaires et dates importantes ensemble. Cette relation étrange issue de l'ombre m'étonne toujours à tel point que je dois me frotter les yeux pour réaliser que l'homme au costard est là, et qu'on se sourit mutuellement, j'en pleure presque. Un jour, on a voulu retourner au Bataclan pour voir ce qu'il était devenu, lui aussi. Stéphane avait ses raisons et moi les miennes. Je suis allé à la recherche de mes propres pas entre les allées de la salle de concert, comme pour entendre l'écho de ma respiration, du bruit de mes vêtements sur le sol froid du couloir. M'entendre accepter la fin, peut-être. Refaire l'histoire, toujours, sans arrêt, pour s'accrocher à l'hypothèse brûlante du « et si ? »  Alors, j'ai cherché, seul et accompagné mais je n'y ai trouvé que des images douloureuses. L'abysse me tendait les bras entre les portes battantes du balcon et celle du couloir. En six ans, il a fait noir dans mon esprit. Si noir que les seuls moment salvateurs ont été ceux empreints de rencontres, d'amour et où l'amitié trônait en maître, rien d'autre, plus de larmes, plus de colère ni de haine, juste l'humain.

Après avoir retrouvé la trace d'Arnaud qui nous a rapidement parlé de son épouse, Marie, également ex-otage. J'ai de mon côté, retrouvé celle de Sébastien, le mec à la fenêtre avec moi venu d'Arles le 13. L'ironie, le destin ou simplement la vie a fait que nous avons retrouvé la trace de Grégory et Caroline à l'Olympia lorsque les Eagles of Death Metal sont revenus pour finir le concert entamé le 13.

J'étais soulagé de savoir que de si belles amitiés pouvaient naître d'une histoire aussi terrible que celle dans laquelle nous étions impliqués. Beaucoup de dîners découlent de ces rencontres. Même s'ils étaient davantage une quête générale de reconstruction du puzzle mémoriel de la soirée : qui a vu quoi ? Quand ? Comment ? Mais il existe aussi, en dehors des potages, d'autres groupes de rescapés. Comme l'association Life for Paris où la phrase : « Tu étais où ?» est devenue la boussole pour se comprendre au milieu de la tempête. Dans ces groupes de victimes, tout le monde largue un peu de sa vérité pour enrichir celle de l'autre sans essayer de poser de nouvelles questions. Le film vécu collectivement semble ne jamais arriver à sa fin. En décembre 2015, j'ai quitté mon emploi de barman et je vis désormais le deuil de mon rêve de devenir un jour mixologue. Je m'essaye à reprendre une vie (que je qualifie de) normale, avoir un job, refaire un peu de photo de temps en temps et écrire des centaines de caractères pour expliquer et dire le mal que je vis mais toute peine semble perdue. Je ne saurai jamais comment le dire pour me taire enfin.

Redevenir sujet

Le 36 quai des orfèvres, au centre de la capitale, fait figure de forteresse imprenable. Le grand bâtiment niché sur l'Île de la Cité a été le second refuge des victimes des attentats du 13 novembre. Ce soir-là, les couloirs sont envahis d'officiers de police judiciaire mobilisés pour écouter et retranscrire les témoignages des rescapés et autres personnes témoins des attentats. Chacune dépose, pour la première fois, la lourde expérience qui a changé sa vie. Du 13 au 14, les bureaux historiques du 36 deviennent le réceptacle de la parole des victimes.

Les mots de l'OPJ qui collecte ma plainte des jours plus tard me reviennent en mémoire : « Il y aura un procès un jour, pas maintenant, mais un jour. » Six années après, le jour est venu : le 8 Septembre 2021. À l'ouverture de l'audience, environ 1800 victimes se sont constituées parties civiles. Afin d'accueillir ce procès hors norme, le Ministère de la Justice a fait bâtir la plus grande salle d'audience jamais construite. Enchâssé dans la mythique Salle des Pas Perdus, cet espace de 750 mètres carrés (45 mètres de long et 15 mètres de large), habillé de bois clair, détonne par sa modernité dans la cavité minérale du Palais. La grande salle est pensée comme un lieu unique de justice. L'interminable planning des dix mois d'audience dénude entièrement la procédure et les événements. Sur celui-ci, les dépositions des parties civiles s'étalent sur cinq semaines, du mardi 28 septembre au jeudi 28 octobre. Entre ses murs, on réalise qu'elle est devenue à elle seule le lieu de résonance des mots du terrorisme et de son fracas. Le premier jour dans la Salle des Pas Perdus, un mur de journalistes scrute l'assemblée de victimes qui pour la plupart ont fait le déplacement pour le lancement du procès. Le bleu des gendarmes, le noir et le blanc des avocats, ainsi que le rose des chasubles portées par les membres de l'organisation créent une masse dense et bruyante. Tout le monde attend que les portes s'ouvrent enfin. Après avoir passé les multiples contrôles de sécurité, je retrouve Stéphane dans la foule. Autour de la porte d'entrée de la salle, l'agitation indique à tous que la salle vient d'ouvrir. Une fois à l'intérieur, on s'installe à peu près au centre et démarre une nouvelle attente. Peu après l'arrivée des victimes et leurs proches dans la salle, les accusés arrivent au compte goutte dans le grand box. Je le vis comme un choc. Malgré ma préparation, à grand renfort de lecture d'articles et d'échanges avec les associations de victimes, rien ne pouvait nous préparer à l'impact terrible : on respire le même air qu'eux. La sonnerie indiquant l'arrivée de la Cour retentit et un bruissement puissant le remplace : tous les spectateurs viennent de se lever. Le Président Jean-Louis Périès prend la parole, on y est. Les deux premiers jours sont réservés à la constitution en partie civile des victimes des attentats. Certaines ont décidé d'être représentées par un avocat mais Stéph, lui, n'a pas d'avocat et n'en veut pas. Et contrairement aux victimes avec conseil, il doit, pour valider sa constitution en partie civile, se présenter devant la cour et réitérer sa demande. Dans la salle d'audience principale, les allers et retours d'avocats semble infini. Discrètement, je bavarde avec mon pote au sujet des prochaines semaines pour essayer d'anticiper. Les avocats ont fini et c'est au tour d'anonymes sans conseils de se rendre à la barre. Du coin de l'œil, je regarde Stéphane se ronger les ongles, c'est bientôt à lui. La salle d'audience se vide au fur et à mesure de la journée et nous sommes pratiquement les derniers à attendre. Le temps s'étire à l'infini, il est tard et je surprends même quelques accusés à bailler discrètement. Le Président poursuit l'appel des parties civiles suivant un ordre alphabétique jusqu'à la lettre T. Le temps s'arrête. Six ans pour arriver, là, à ce moment. Les concerts, les fous rires, les blagues et les moments complices pour dire à la justice : « Oui, je suis partie civile, j'existe. » Je regarde Stéphane se lever et se diriger, seul, face à la Cour et à l'ensemble des accusés. Aujourd'hui, il ne porte pas de costume mais un sweat gris à capuche avec un jeans et des baskets de skate. Sa casquette en main. De loin, on croirait même voir le guitariste de légende, Tom Morello, du groupe Rage Against the Machine. De là où je suis, je regarde Stéphane marcher d'un pas faussement nonchalant dans l'allée centrale de la salle d'audience. À son retour, je mets ma main autour de ses épaules, il sourit.

La suite d’Enfer Magazine sera publiée le 10 novembre.

Précédent
Précédent

5

Suivant
Suivant

3