LUGOSi
Il y a quelques temps, j’ai commencé à faire une série de photos sur un groupe de post-hardcore composé de Fabien, Pierre-Yves, Arthur, Lucas et Adrian. Ils font tous partie du même groupe d’amis que j’ai rencontré dans une autre vie, il y a dix ans, alors que j’étais barman dans le Ve arrondissement de Paris.
Au fil des années depuis que j’ai vécu le pire attentat qu’ait connu la france. J’ai dû m’adapter pour vivre et surtout, pour saisir ce qui me tenait le plus à cœur : les concerts.
Alors voilà, dix après ce que j’ai vécu au Bataclan le 13 novembre, voici l’un des groupes qui m’a permis de vibrer à nouveau comme si rien de tout cela ne s’était passé.
Voilà, LUGOSi
Avant-propos
Pierre-Yves, chanteur du groupe, en 2024
Le dernier album du groupe :
Operator
Avant d’en parler, j’avais envie de raconter comment j’en suis à arrivé à photographier des concerts.
Je crois que la première fois c’était en mars 2013 durant un show d’Indochine au Havre. Je me souviens bien de ce moment parce qu’il s’agit de mon premier concert dans une grande salle, j’avais à peine 21 ans. Le but, à ce moment là, était avant tout de sauvegarder le moment, par son esthétique déjà, mais aussi d’en graver l’ambiance dans ma mémoire parce que je savais bien que mon téléphone ne permettrait pas de photographier correctement et donc, par extension de m’en souvenir aussi.
Cette première fois au Havre a été le révélateur d’une nouvelle façon de regarder ma passion. Pour la première fois j’y trouvais un peu de confort, de motivation, j’avais envie de regarder de plus près ce qu’il se passait sur scène mais aussi être proche des artistes, respirer le même air qu’eux, les entendre vivre.
De 2013 à 2015 j’ai assisté à des dizaines d’autres concerts mais la plupart du temps sans appareil, comme un simple spectateur, mais en ayant toujours la frustration de ne pouvoir saisir ce que je voyais en images.
Jusqu’au 13/11/2015 qui a fait basculer ma façon de voir le monde et qui avait en même temps déformé ma manière d’approcher les concerts. Après deux ans d’arrêt maladie total, j’ai repris mon travail de photographe en février 2018 par dépit, c’est l’unique chose que je savais faire, vu que j’étais désormais incapable de rester derrière un comptoir.
Quelques temps après j’ai repris les photographies de concert en compagnie d’un ami qui avait vécu le même attentat que moi, comme un affront envers ce que les terroristes nous avaient fait. En oubliant jamais mon premier déclenchement aux Docks Océane du Havre face à Nicola Sirkis.
Crédit photo : Josselin Thévenet, concert de Lugosi au Cirque Électrique, février 2024
L’ami
Je rencontre Pierre-Yves fin 2013 au comptoir du même bar duquel j’étais barman quelques mois plus tard. On devient potes et un soir, il me raconte qu’il joue dans un petit groupe, les Fixing Unicorns en compagnie d’un barman du Pub (toujours le même) : Josselin. Ils me proposent tous les deux de venir les voir en concert au Truskel quelques temps après et forcément, j’en profite pour prendre mon appareil.
La photo tout à gauche (en haut pour la version mobile) provient justement de ce ce soir-là. Dix ans le séparent de la photo tout à droite (en bas à droite pour la version mobile.)
Si j’ai décidé de publier cette frise chronologique de Pierre-Yves ce n’est pas seulement pour exposer son évolution mais aussi pour en extraire iconographiquement, le cheminement de mon regard sur lui. Je voulais également le poser à plat, à la façon d’une planche contact, mon travail sur dix années, comme un regard en arrière.
Bela Lugosi’s Dead
LUGOSi se définit comme étant un groupe de post-hardcore*, né en 2017 et sous l’impulsion d’Adrian et Fabien. C’est plus tard qu’arrivent Lucas, Arthur et Pierre-Yves. Lorsque je les photographie pour la première fois en janvier 2017, LUGOSi se positionnait différemment dans le genre de musique qu’ils proposaient et ça, je le découvre en écrivant cet article. C’est en lisant une vielle interview d’eux que je comprends qu’il y a eu deux LUGOSi et que la première version, était un groupe de Sludge/Progressive/Punk/Hardcore/Stoner.
À l’époque, Adrian, en réponse à la journaliste (qui propose cette interprétation) rétorque : “Y’a pas d’étiquettes !” Aujourd’hui, les non-aficionados y entendront juste du metal ou même un “type qui gueule sur scène” et c’est justement ça qui me donne tant envie d’en parler.
LUGOSi est un groupe qui s’efforce de pousser murs du genre et qui en plus de proposer des concerts puissants en profitent pour interroger l’époque qu’ils traversent.
Lucas
Adrian
Arthur
Fabien
Si vous vous demandez d’où vient le nom du groupe, mon pote Stéphane Toutlouyan (celui-là même qui a vécu le Bataclan), qui a rédigé un super article pour Rock’n’Concert à l’occasion du passage de Lugosi en octobre 2023, propose ceci :
“ Comme vous pouvez l’imaginer, il y a pléthore de groupes de rock qui s’appellent Lugosi.
Et pourquoi cela, me direz-vous ? Parce qu’il s’agit du sobriquet d’un acteur hongrois célèbre pour avoir incarné le comte Dracula et joué dans de nombreux films d’horreur entre les deux guerres mondiales, ce qui a donné l’idée à Bauhaus, précurseurs du rock gothique, d’intituler leur premier single Bela Lugosi’s Dead … ce qui était vrai puisque le morceau est sorti en 1979 alors que Bela a cassé sa pipe en 1956 !”
*Le post-hardcore est un genre musical ayant émergé dans les années 1980 aux États-Unis, constituant l'une des nombreuses évolutions du punk hardcore. Le genre se développe avec l'émergence de groupes originaires de villes ayant aidé au développement du punk hardcore, en particulier Washington, D.C. : Wikipédia
L’engagement
Durant leurs concerts, j’ai remarqué qu’Adrian et Pierre-Yves collaient des feuilles A4 un peu partout dans la salle. Sur chacune de ces affichettes on pouvait lire, noir sur blanc, les comportements à bannir. Les instructions sont formelles :
- Pas de comportements violents, racistes, sexistes, homophobes, transphobes, virilistes.
Les règles sont claires. Tant, que Pierre-Yves est intervenu deux fois pour faire baisser la tension dans le pit. C’est étrange mais j’étais touché.
Touché car dans un monde où le terrorisme, la guerre, les conflits, les inégalités sociales, la crise tant écologique qu’économique font l’actualité il y a un petit groupe, qui ne cède pas un centimètre à la violence.
LUGOSi, Péniche Antipode, juin 2023
2017
LUGOSi, Studio Campus, janvier 2017
2025
LUGOSi, Aubergine 3000, Malakoff, Avril 2025
«Always trying our best »
Le plus étonnant est qu’ils ne s’arrêtent pas là.
En tant qu’humains, nous traversons tous des moments difficiles. Cela peut être des déprimes passagères, des crises, des luttes internes jusqu’aux manifestations les plus violentes, qui laissent des traces dans nos vies : dépression, traumatismes violents, pulsions suicidaires.
On a tous nos raisons d’aller à des concerts et il y a, j’en suis sûr, autant de gens que de motivations qui nous poussent à y aller. L’évasion est l’une d’elle, puisqu’on y va pour se sentir bien, heureux, connectés à ce que nous sommes à l’intérieur. Mais quid des périodes où ça ne va pas ?
J’ai été surpris d’entendre Pierre-Yves avant le dernier morceau s’adresser aux spectateurs dans la foule qui se sentent “mal.” Quelque part, ce discours résonne comme un rappel, à tous, qu’il y a des gens dans la pièce qui “n’ont peut être pas trouvé le courage de se lever ce matin.” La première fois ça m’a extrait du moment, mais c’est justement le but, je crois. On nous sort du bien être, de la catharsis provoquée par le concert pour invoquer l’extérieur pour mieux l’exorciser à l’intérieur.
À la fin de sa prise de parole, Pierre-Yves se fait le porte parole du groupe : “On est là.”
Dehors, la vie, la routine, la douleur, le deuil, le mal.
Dedans, tout sort.
LUGOSi, Cirque Électrique, janvier 2024
LA FIN DE LA HAINE
En plus de dix années depuis les attentats et de tous les concerts qu’il m’ait été donné de photographier, beaucoup m’ont renvoyé vers mon expérience. Ça n’a jamais été le cas quand je passais mes soirées avec eux. Quelque part, je me demande si assister à un concert de LUGOSi c’est aussi respecter et adhérer aux engagements qu’ils soutiennent : la non violence, la paix, la fin de la Haine. Le contraste, pour quelqu’un qui n’a pas vraiment l’habitude d’écouter de la musique dure comme le hardcore est sans doute saisissant. Tout, nous emmène vers quelque chose de rugueux et acide. Pourtant leurs concerts font vibrer l’essence même de la musique, celle qui rassemble et nous fait bouger en rythme et surtout qui nous vient nous chercher là au plus profond de notre être, tout ce que le terrorisme a voulu détruire un soir de novembre 2015.
Au fond, je me demande si c’est sûrement pas ça qui fait toute la différence avec les concerts que j’ai vu jusque-là. La musique de LUGOSi se joue dans des salles plus petites les unes que les autres, ça me protège. Eux, ils nous renvoient tous vers quelque chose de plus complexe. Un lieu où la violence n’existe que dans ce qu’on exprime et non dans les gestes, dans l’air, en dehors de nous.
LUGOSi, Cirque Électrique, février 2024

