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La gueule du loup

La vie de Stéphane est désormais marquée par l'attentat. Son quotidien se retrouve transformé à tel point que lorsqu'il parvient à trouver le sommeil ses nuits sont peuplées de cauchemars. Le jour arrivé, celui-ci ne le délivre pas forcément du mal car chaque bruit et silhouette inconnue le renvoient à l'obscurité du couloir. Plus de routine. Tout est désormais devenu un chemin d'inquiétude, d'angoisse et d'hypervigilance. Dans sa vie d'avant le 13, les concerts et ses chroniques l'aidaient à décompresser, à se déconnecter du travail et des soucis du quotidien. Aujourd'hui, l'épais brouillard qui l'entoure l'oblige à naviguer à vue puisque tous ses repères sont désormais mis à sac. Comment faire ?Il est assis sur sa chaise au bureau, l'esprit ailleurs, il soupire en se frottant le visage. Dans le grand immeuble haussmannien, les sonneries typiques des téléphones résonnent et quelques éclats de voix proviennent des machines à café près de l'ascenseur. Stéphane regarde ses mails sans les voir, sans vraiment réfléchir, lorsque l'intitulé de l'un d'eux l'interpelle : « Accréditations photo + rédacteur concert Refused. » Ce mail date du 11 novembre dernier et en lisant, il écarquille les yeux comme s'il découvrait un fossile d'un autre âge. Bien avant que le monde du bureaucrate rockeur soit dévasté.  Tout de suite après, la peur de réussir à franchir les portes d'une salle s'il attend trop longtemps le paralyse.  Mais où trouver la force d'y retourner ? Si tôt ? Il s'adosse à sa chaise et souffle profondément. L'image de sa chambre d'adolescent lui revient : les 33 tours empruntés aux potes, les journaux musicaux aux pages cornées, les K7 usées. Sur sa table de chevet trône un exemplaire d'Enfer Magazine qu’il a lu et relu jusqu'à s'en dégouter. Sa rage de découvrir de nouveaux groupes, de raconter la vie au cœur des salles de spectacle parisiennes n'est pas loin. Ni Stéphane, ni l'adolescent d'autrefois ne veut céder du terrain à la terreur. L'heure tourne et la plupart des collègues ont quitté les lieux, il n'a pas vu le temps passer. « Ça tourne pas rond. » Il veut retourner dans une salle, entendre le son des instruments et entendre la clameur de la foule. Dans l'esprit de Stéphane, désirer quelque chose, surtout à ce moment-là est incongru tant l'affliction que le traumatisme creuse dans son existence en déforme les contours. On va donc dire que c'est l'adolescent qui tient la barre lorsqu'il confirme son accréditation. Il est prêt à affronter sa propre terreur pour partir à la recherche de ce qu'il a perdu le 13 novembre. 

Rather be alive

Le 1er décembre 2015 est un mardi, Stéphane est au bureau. La météo ressemble à s'y méprendre à celle d'il y a dix huit jours. Son esprit n'est qu'anticipation : entre chaque mails et bavardage avec ses collègues, il pense, la boule au ventre, au concert du soir. Tous les matins, il enfile son costume mais sait désormais qu'il revêt l'habit d'un homme qu'il n'est plus. L'homme en costard continue de l'être, comme pour se fondre dans la masse des employés, mais c'est une illusion. Surtout que l'uniforme est incomplet : il n'a plus son sac de prof, laissé aux terroristes du couloir qui voulaient avoir accès à son ordinateur portable. Si ce fragment manquant de sa vie d'avant le déséquilibre, cela ne le rend pas moins courageux. À force de tourner en rond dans son lit, il a désormais la certitude qu'il doit faire face à son traumatisme : on peut aller à un concert sans risquer sa vie. Dans le métro bondé qui le porte jusqu'à la salle , c'est toujours l'adolescent qui tient les rênes. Les images du meilleur live auquel il a assisté lui reviennent comme un monument d'une autre époque : durant ses études, en 1987, il travaillait comme vendeur dans un petit stand du Palais Omnisport de Paris Bercy (rebaptisé Accor Arena depuis). Ce petit boulot lui offrait quelques avantages, dont celui de pouvoir assister aux événements à la fin de son service. Il se faufilait, avec excitation, dans la salle après avoir écoulé les quelques YOP et glaces de son stock. Avant les Eagles of Death Metal, il existait un premier basculement :  le 16 Juin 1987 Prince et son Band gravent dans la rétine et l'âme de Stéphane son goût pour la musique live.

Arrivé à destination, il remarque la longue file d'attente devant la salle de concert. L'ambiance est lourde. Les gens sont plus sobres que devant le Bataclan deux semaines plus tôt. Mais les coutumes, elles, sont toujours les mêmes : les distributeurs de flyers sont là, les vendeurs à la sauvette de billets aussi et même les barrières vaubans. C'est sans doute en se rendant compte de cela que Stéphane prend conscience de sa transformation. Devenue une vraie aérogare, le Trianon est ultra sécurisé. Les palpation d'usage sont bien plus insistantes qu'au Bataclan. Suivant les mêmes rails Stéphane se dirige vers le bureau des accréditations et fait la queue avec d'autres chroniqueurs. La table est posée à même l'entrée du Trianon, il décline son identité et son média et l'attaché de presse lui remet son carton, qu'il photographie, comme d'hab. L'hypervigilance lui murmure à l'oreille :« Va t'en, tu es en danger ici. », « Ce mec là, il est bizarre non ? », « Les issues de secours, elles sont où ? », « Réveille-toi. » Mais Stéph veut se battre, il veut y arriver. En commentaire de l'image qu'il publie sur les réseaux sociaux il écrit : « I'm BACK ! » Dans l'historique salle de Pigalle, il fait chaud et les spectateurs bavardent. En tendant l’oreille, il parvient à attraper quelques mots des discussions dans la foule : « attentats », « Bataclan », « Eagles», «ce soir-là…» D'abord tenté par le balcon, il se voit refuser l'accès pour des questions de sécurité et termine au fond de la fosse. Tel un radar, son cerveau se met à scanner la salle, à l'affût. Méthodiquement, il scrute la foule et repère chacune des issues de secours.

À l'inverse de certains spectateurs qui, autour de lui, enregistrent des morceaux entiers à l'aide de leur appareil, Stéphane n'est pas accro au téléphone portable. La plupart du temps, il finit au fond d'une de ses poches ou carrément dans son sac. Le show démarre et Stéphane se laisse porter par la salle sans trop réfléchir mais au bout d'un certain temps, une irrépressible envie de consulter son smartphone l'envahit, l'étouffe même. Il touche les poches de son pantalon, de sa veste, à la recherche de l'appareil tandis que son rythme cardiaque s'accélère. La lumière blanche de l'écran illumine le visage du quinquagénaire alors que la voix perçante du chanteur de Refused emporte la salle autour de lui. Son cerveau, avec l'hypervigilance en arrière-plan, semble répondre à la mémoire musculaire traumatique qui lui rappelle insidieusement les raisons de son affliction. C'est l'heure qui l'interpelle, il est 21h45. Malgré l'anxiété qu'il a ressenti avant de venir et celle qu'il ressent en ce moment, le concert se passe inexorablement. Les flashs lumineux des stroboscopes l'invitent à suivre le rythme frénétique des chansons de Refused mais malgré le bond de géant qu'il fait en venant et ses efforts pour se plonger dans l'ambiance, il ne parvient pas à battre la mesure. Ses deux pieds sont vissés sur le sol de la fosse, immobiles. Un murmure s'échappe de la foule, qui devient rapidement un grognement puis un cri de guerre : « Rather Be Alive ! Rather Be Alive ! Rather Be Alive ! » Les voix des spectateurs galvanisent le quinquagénaire. Il sait qu'il a fait le bon choix. Celui de ne rien céder à la terreur. Rien, pas un centimètre. Ce qui est à lui, le restera, même avec son esprit fracassé. Ce concert marque le début d'un processus consistant à trouver le juste équilibre entre le plaisir de se réapproprier sa passion et la peur qu'il ressent. Au fond, la peur est si tangible qu'il s'attendait à vivre un nouvel attentat : « Je l'ai vécu là-bas, pourquoi pas ici ? Pas maintenant ? »  Mais au Trianon, aucun terroriste ne viendra, aucune prise d'otages, aucune violence à part les frictions bon enfant des adeptes des pogos. 

En sortant, l'air est frais sur le boulevard Rochechouart. Les spectateurs ressortent fatigués mais repus de musique, l'ambiance est légère et Stéphane est groggy. Pour se protéger de la morsure de l'hiver, il enroule son écharpe autour du cou et visse sa casquette sur sa tête. Il met la main dans sa poche et en sort une cigarette qu'il allume. La petite lueur orangée de la flamme de son briquet clignote sur son visage, Pigalle est sans doute l'un des quartiers le plus nocturne de la capitale mais malgré les touristes, badauds et la circulation, il réalise à peine ce qu'il vient de traverser. Il repense à David, et le fait qu'il ait exercé en tant que photographe mais surtout au sens qu'à pris leur amitié naissante. Il tire une dernière latte en descendant les marches de la station de métro et se fait une promesse : celle de lui proposer d'être son binôme pour les concerts suivants. Quelques jours plus tard, il démarre l'écriture de sa chronique pour Rock'N Concert avec ces mots : « La décision de reprendre le chemin des concerts n’a pas été évidente à prendre, un peu plus de 2 semaines après le drame du Bataclan... Ce sera donc les suédois de Refused, dans la superbe salle du Trianon, dont les balcons sont condamnés pour la soirée. »

Pour lire la suite de la chronique de Stéphane sur Rock’N Concert, cliquez ici.

La suite d’Enfer Magazine sera publiée le 3 novembre.

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