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La pierre du Bataclan
Stéphane est persuadé que s'il retrouve la trace du jeune otage, ils pourront reconstruire ensemble la soirée et qu'à travers cela, une partie de leurs vies. Dès le lendemain, il s'empresse d'en parler à son ex-femme, certain qu'elle pourra l'aider. Démarre alors une véritable quête. Proche du personnel du consul du Chili à Paris, c'est là qu'elle reprend le fil qui la mènera sur la trace du jeune homme. Le coup de fil passé, elle prévient Stéphane que c'est dans les tuyaux, mais elle ne sait pas que l'ambassade, elle, a d'autres méthodes. En parallèle, elle voit une vidéo tournée par une maman chilienne, qui dit que son fils David était au Bataclan. Isella sait qu'elle a bien fait en prenant contact avec le consul.
Stéphane, de son côté, n'arrive pas à oublier les mots entendus la veille : « Je suis chilien. » Samedi 14 novembre, tout le monde est sidéré. Quelques sirènes viennent briser le silence, Paris est en pause. Dans les rues désertes, les rares badauds qui se promènent se cherchent du regard, l'air de dire « Ça va toi ? » Sur les terrasses, quelques autoproclamés résistants se retrouvent pour boire des cafés, mais tout le monde sait que plus rien ne sera jamais pareil qu'hier à la même heure, mais jusqu'à quand ? La presse du monde entier semble se pencher sur la plaie béante laissée au cœur de Paris tandis qu'à la télévision, quelques informations commencent à tomber, sur les auteurs et les complices, dont un, en fuite en Belgique.
Dans le quinzième, une petite twingo circule doucement. Le conducteur, un jeune mec de 23 ans accompagné de son frère aîné discute un peu des événements de la veille, lorsque la sonnerie de son téléphone résonne dans les enceintes de la voiture. À l'écran : numéro privé. Le conducteur décroche et la voix d'un homme parlant en espagnol retentit dans l'habitacle : « Bonjour, je suis le responsable Amérique latine pour Interpol en Europe, vous êtes Monsieur Fritz Goeppinger ? » Le jeune aux cheveux longs est sceptique et regarde son frère du coin de l'œil, mais répond par la positive. Dans la petite voiture désormais à l'arrêt, on peut entendre l'interlocuteur expliquer la raison de son appel : le consul du Chili à Paris veut recenser les victimes chiliennes du 13 novembre et lui signale qu'une femme est à sa recherche. À la fin de l'échange, il lui transmet les coordonnées d'Isella. Intrigué mais un peu inquiet, il compose ensuite le numéro que l'homme d'Interpol lui a transmis. Une femme décroche, il se présente. Elle lui explique rapidement qu'elle est l'ex-femme de l'homme au costard pris en otage. Qu'il s'appelle Stéphane. Elle l'invite à vérifier ses messages Facebook.
Secoué par la nouvelle, il lance l'application du réseau social et découvre en effet deux messages. Sur le premier Isella l'interpelle : « David, c'est toi le chilien qui était au Bataclan? J'ai besoin de te contacter en urgence. Le père de mes enfants était avec toi ce soir-là. Yo soy chilena, llamame al 06… Il faisait partie du groupe des 12. Il aimerait te parler. Il a besoin de savoir que tu vas bien. » Le second, plus percutant encore, celui de l'homme au costard : « [...]Sauf erreur de ma part, nous avons vécu ensemble la prise d'otages au Bataclan vendredi soir [...] Je ne sais pas très bien comment ça s'est passé pour toi parce j'ai passé la quasi totalité des 2 heures 1/2 le nez contre la fenêtre… Si t'as envie/besoin d'en parler, ce sera avec plaisir. Fuerza ! »
De l'autre côté de la capitale, Stéphane est sur son canapé, vu de l'extérieur, il a juste l'air d'un homme qui regarde la télévision une fin de semaine comme une autre. De l'intérieur, son esprit est comme paralysé. Balayé par le constat terrible de ce qui vient de se passer. Sur l'accoudoir de son grand canapé, son téléphone s'allume. À l'écran, s'affiche un message d'une étrange banalité : « Comment ça va ? »
Par la fenêtre ouverte, le son du bus déposant ses passagers sur le trottoir d'en face et les bruits de la terrasse voisine à son immeuble parviennent à ses oreilles. La télé débite les mêmes informations qu'il a déjà visionnées des dizaines de fois, il est las, mais sur son visage apparaît un début de sourire. Au milieu de l'obscurité, il a retrouvé la pierre dont lui parlait Riqui des années auparavant.
Charbon ardent
Peu de temps après le message sur l'accoudoir, Stéphane retrouve également la trace d'Arnaud, un autre des otages. Poussé par l'envie de les rencontrer mais surtout d'enfin en parler avec ceux qui ont vu, il donne rendez-vous aux deux inconnus au Charbon Café, rue Oberkampf, non loin du Ground Zero qu'est devenu le Bataclan. Vêtu d'une tenue décontracte surmontée d'une casquette siglée à l'effigie de son équipe de hockey préférée (Les Habs canadiens), Stéphane passe les portes de la brasserie parisienne. En entrant, il n'a pas de mal à reconnaître le jeune chilien qui a hanté ses souvenirs depuis l'attentat. Les cheveux un peu plus courts, un peu moins grand, mais il est là, accoudé au zinc, sur son téléphone.
Autour des deux hommes, c'est la cohue : des bruits de verre qui s'empilent, des cafés coulent et des bières sont tirées à n'en plus finir. Aucun d'eux ne sait ce qui va se passer ni ce qu'ils vont se dire. Stéphane tend la main à David, et lance, un large sourire barrant son visage : « c'est moi. » Voyant que sa bière est bientôt finie, Stéphane commande une nouvelle tournée alors qu'Arnaud rentre dans le café. Le soulagement des retrouvailles laisse place aux discussions plus profondes sur ce qu'ils ont traversé. Tour à tour, ils se lancent dans un monologue pour décrire leur version de la soirée, comme s'ils étaient enfin arrivés à l'intersection qui leur permettait d'en parler, et d'étaler tous les détails les plus difficiles. Qui d'autre pourrait mieux entendre ? Mieux écouter qu'eux-mêmes ? La porte des toilettes fait un bruit fou, qui fait réagir Stéphane comme Arnaud. Les bières sont vite vidées, de nouveaux souvenirs naissent.
Alors, on imagine que personne ne pensait qu'au comptoir du Charbon Café, disparaîtraient l'homme au costard, le graphiste et le chilien du couloir du Bataclan et qu'ils céderaient la place à Stéphane, Arnaud et David.
Suite du récit le 27 octobre.