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Vingt-et-une heure quarante-sept. 

Nous sommes le 13 novembre 2015.

La capitale est baignée d'une faible lumière et la ville semble fatiguée de tout ce fracas quotidien. Malgré les nuages, la température est clémente. Ce soir, la France joue contre l'Allemagne au Stade de France, c'est un match de football attendu. Installé à son bureau dans un immeuble haussmannien, Stéphane potasse les sujets en cours pour son employeur. Cadre dans une grande entreprise de services numériques et informatiques et père de trois filles, le cinquantenaire au sac de prof ne ressemble ni de près ni de loin à un aficionado des concerts. Sa rencontre avec le rock a lieu au Bourget et remonte à 1980, il a quatorze ans. Il fait partie des 25 000 spectateurs rassemblés dans un hangar transformé en salle de spectacle pour assister au show fracassant des AC/DC. C'est là, au milieu de la cohorte de fans du groupe qu'il se prend de plein fouet les riffs féroces du guitariste : «de la musique du diable.» En parallèle de ses premiers shows, il accumule dans sa chambre les exemplaires de magazines de rock. Il rêve de ce job, être chroniqueur de concerts. Un rêve devenu réalité puisque, depuis quelques mois, il écrit des chroniques pour un webzine, Rock'n Concert. Toujours en binôme avec un photographe, il se rend à des concerts sur invitation et livre ensuite ses impressions aux internautes. D'ailleurs, ce soir-là, il doit faire un choix. Il a réussi à obtenir deux accréditations : une pour la Fat White Family à la Cigale, l'autre pour Eagles of Death Metal au Bataclan. Ayant déjà assisté au concert des premiers peu de temps avant le choix est vite fait : ce seront les Eagles of Death Metal.

En sortant du métro Oberkampf, Stéphane jette un coup d’œil à sa montre, il est en avance. Devant le Bataclan, il y a foule et les distributeurs de flyers vident leur stock en peu de temps. Comme d'habitude, Stéphane en glisse quelques-uns dans sa poche et prend la direction du guichet des invitations situé dans le sas d'entrée. Il slalome dans le flux de spectateurs entrant et sortant de la salle. Son billet en main, il remarque une faute qui le fait sourire , c'est écrit : « ASSIS DEBUT/PLACEMENT LBRE. » Il le photographie à l'aide de son smartphone et le publie tout de suite sur Facebook. Le deuxième jeu de portes battantes passées, il se dirige vers le photographe avec qui il a rendez-vous, Emmanuel. Autour des deux hommes, les discussions tournent autour du concert à venir et de l'habitude du groupe à mettre l'ambiance, ils savent tous les deux que ça va être la fête. L'heure tourne et son binôme s'en va retrouver la barrière en bordure de scène, pour un meilleur placement. Le Bataclan fourmille de spectateurs. Il fait chaud, ici et là, des amis se retrouvent et des couples s'embrassent. Tout le monde attend les Eagles. Comme la plupart des spectateurs, les jambes de Stéph sont magnétiquement attirées par la fosse mais accusant le coup de sa semaine de travail, il fait demi-tour à mi-chemin, préférant le confort du balcon. Installé à droite de la console de l'ingénieur du son, il pose son sac à ses pieds et essaye de se détendre en lisant ses messages en attendant le début du concert.

Tiré de sa lecture par les lumières du Bataclan qui baissent, il voit alors le chanteur du groupe débarquer sur scène et entend le son vrombissant de la guitare flying v de Dave Catching. Le visage de Stéphane se barre d'un large sourire. En quelques secondes il oublie tout de ses obligations professionnelles au profit des raisons qui l'ont amené ici ce soir : le live report. De là où il est, il observe chaque faits et gestes de Jesse Hugues, le chanteur du groupe qui s'en donne à cœur joie. Comme un pasteur devant ses ouailles, il prêche le rock. L'assistance danse, saute dans tous les sens. Autour de lui, sur le balcon, les spectateurs portant des t-shirts à l'effigie du groupe chantent à tue-tête chacun des morceaux. En quelques minutes, le Bataclan devient une grande fête joyeuse et bordélique. Le concert est bien entamé, comme sa bière dont le gobelet vide repose à ses pieds. Stéphane profite du show et son pied bat la mesure. Il fredonne quelques paroles tandis que des faisceaux de lumière l'aveuglent temporairement. La chaleur a gagné le balcon et il se sent à l'étroit dans sa veste. À côté de lui, l'ingénieur du son s'agite et touche aux boutons de sa console, même lui semble contaminé par l'ambiance que le groupe fait régner dans la salle. Voulant immortaliser ce grand moment, il sort son téléphone de la poche de sa veste et prend une photo, il est 21h44. Le groupe entame un classique, issu de l'album Peace, Love Death Metal : Kiss the Devil. Toujours attentif, Stéphane poursuit sa prise de note mentale lorsque, au loin, la caisse claire déraille. Non, c'est autre chose, on dirait des pétards.

Il est 21h47. Au rez-de-chaussée, la terreur pousse les portes du Bataclan.

Refugio

Au bout de trois heures en enfer, le presque quinqua se retrouve à une encablure de la salle du Bataclan. Toutes les victimes qui sont extraites de la salle de spectacle sont mises à l'abri dans différentes cours d'immeubles de la rue Oberkampf. Stéphane est dans l'une d'entre elles. Dans la cour, les victimes se mêlent aux habitants qui portent assistance. Des voisins sortent des multiprises et des chargeurs de téléphone par les fenêtres pour que tous puissent joindre un proche. Ça et là, des bouteilles d'eau sont passées de main en main. Les portes se sont ouvertes, des chaises sont sorties. Toutes les personnes dans la cour ont le regard vide, certains se scrutent sans se parler tandis que d'autres parlent sans arrêt. Mais la fête du début de soirée a déserté les lieux, ça et là des tâches de sang maculent les t-shirt, des pleurs résonnent dans l'enceinte de la cour, une odeur de joint flotte dans l'air. Dans son esprit, tout se mélange et semble soit ralenti, soit trop rapide, il a besoin de se calmer. Plus loin, une jeune femme fume cigarette sur cigarette et près d’elle repose une blague à tabac, Stéphane hésite d'abord, cela fait deux ans qu'il a arrêté mais l'envie est trop forte, les mots sortent de sa bouche. Maladroit car ne sachant pas rouler de cigarette, il commence par lui demander une sèche mais c'est elle, finalement, qui lui roule sa première cigarette en 730 jours. La clope fraîchement préparée semble ralentir le train de ses pensées, peu a peu, son esprit s’apaise. Autour de lui, l'apparent calme de la courette n’est en fait que les coulisses du chaos absolu dans la vie des rescapés. Venu pour assister à un concert, Stéphane termine finalement pris en otage par deux terroristes dans un couloir de 6 mètres de long et d'un mètre trente de large. Après plus de deux heures de négociations infructueuses, la Brigade de Recherche et d'Intervention donne l'assaut à 0h20 alors que les otages sont encore présents dans la coursive, tout le monde s'en sort miraculeusement, personne n'y croit.

Derrière le rouge incandescent de la cigarette il sent des flashs de la prise d'otage s'immiscer dans son esprit. Alors que la fumée brûlante pénètre ses poumons, les mots échangés entre un jeune homme aux cheveux longs et les terroristes le hantent :

« Qu'est-ce que t'en penses de ton Président ? »

— Je ne pense rien.

— Mais tu penses bien quelque chose ? Dis la vérité ! 

— Non, non, je ne suis pas Français.

— Ne te crispe pas parce que tu as peur de moi !

— Non, non.

— Tu es d'où ?

— Je suis Chilien. »

Il entend ça, au milieu de la tuerie, et peine à y croire. «je» , «suis», «chilien», se répète-t-il. À ce moment-là, il sait déjà que s'il sort de cet enfer, il va devoir retrouver la trace du gars qui a dit ça. Le surgissement de ces trois mots n'est pas anodin pour lui puisqu'il a été marié de nombreuses années avec une chilienne, Isella, avec qui il a eu trois filles. Dans le temps, son beau-père lui répétait, comme une prophétie : « Où que tu sois dans le monde, tu soulèves une pierre et il y aura un chilien en dessous. » Aussi étonnant que cela puisse paraître, au milieu de l’anarchie, il a trouvé sa pierre. Sa cigarette est finie depuis un moment et le goût âcre du tabac se diffuse lentement dans sa bouche. Il tente des coups d'œil dans la foule massive de victimes présentes dans la cour devenue refuge. En déambulant, il retrouve deux personnes qui se sont présentés comme étant des cousins durant la prise d'otage en aperçoit un autre au loin. Après avoir fait le tour, il se rend à l'évidence :  pas de trace du jeune chilien aux cheveux longs.

Après la cour d'immeuble, direction le 36 Quai des Orfèvres. Après des heures de déposition, il quitte l'Île de la Cité vers cinq heures du matin complètement lavé. Sur la couverture de survie qu'il agrippe fermement se reflètent les lumières jaunâtres d'un Paris meurtri. Contrairement à ce que lui a indiqué l'officier de police judiciaire, aucun taxi ne l'attend à sa sortie, dommage. Au lieu de partir à la recherche d'un chauffeur, il préfère rentrer en métro. Alors, il prend la ligne 11 pour rentrer. Au milieu du vacarme de la rame, un de ces travailleurs matinaux discrets qu’on croise rarement vient s’asseoir face à lui. Au gré du ballotement du vieux métro parisien, les regards s’entrechoquent presque, se heurtent. Voyant l’état des vêtements déchirés de Stéphane et de sa cape dorée sur les épaules l’homme lui glisse, lorsque la rame est à l’arrêt, juste avant que le bip sonore ne puisse l’interrompre : “Dure nuit, hein ?”



Suite du récit le 20 octobre.

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