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Radio Magallanes - Épilogue 

Nous sommes le 7 novembre 2022.
Le procès bat son plein au moment où je termine ce texte pour la Revue Zola. Après les cinq semaines de déposition et de témoignages des parties civiles, c'est au tour d'enquêteurs français, autrichiens et belges de se succéder à la barre. Au fil des témoignages, l'histoire fait son trou. La vérité de la justice aussi. L'audience devient une nouvelle étape dans la reconstruction des victimes. Comme une nouvelle expérience collective sur l'autre. La place que j'occupe dans le procès a lentement évolué, comme mon état mental et mon changement physique depuis plusieurs mois. J'ai désormais l'impression d'être devenu une chimère mi-partie civile, mi-observateur. L'origine de cet état transitoire vient sans doute du fait que je tiens quotidiennement un journal de bord pour France info. C'est lui, qui m'offre la possibilité de faire ce pas de côté avec les sujets douloureux que peuvent soulever le procès. Regarder l'incendie de loin, pour ne pas me brûler. 

Après la douloureuse rencontre avec les histoires de mes amis victimes, une sorte de train-train s'est installé et j'ai désormais mes habitudes au sein du Palais de Justice. Les jours trop difficiles j'erre entre le sanctuaire (l'espace dédié au procès V13) et la partie publique du Palais à la recherche de photographies pour mon journal. Même si celui-ci m'apporte une certaine stabilité, je mentirai si je disais que préparer ma déposition le 19 octobre 2021 a été facile. À vrai dire, j'oscillais entre déposer librement ou bien préparer mon intervention comme un pro : à grands renforts de présentation powerpoints et d'écriture d'un résumé que je voulais exhaustif de l'attentat, et de la prise d'otage du couloir ou simplement arriver à la barre les mains vides, mais chargées d'un leste sans doute trop lourd à porter. Aussi étrange que cela puisse paraître, le fait d'avoir assisté à la plupart des dépositions de parties civiles (y compris d'autres sites d'attentats) m'a éclairé sur la multiplicité des choix de déposition. J'avais envie d'apporter mon éclairage sur ce que j'avais vécu pendant l'attentat, mais comment faire ? Alors j'en parle autour de moi, y compris à un ami chercheur, Antoine, qui m'écoute attentivement et tente de me donner son avis sans trop m'influencer. Plusieurs jours plus tard, c'est décidé : les slides m'aideront à supporter l'indicible. Je dépose pendant près d'une heure et n'esquisse pas l'ombre d'un regard envers les accusés. Après des multiples questions du Président, des assesseurs et magistrats composant la cour, du Parquet ainsi que des avocats des parties civiles et de la défense, je cède ma place à Grégory, également ex-otage.

Stéphane, de son côté, préfère assister à l'audience de loin et se contente de lire, parfois, quelques articles ou livetweets. Il vient rarement à l'audience, sauf pour des événements. Comme pour le 19 octobre ou bien le jour de la déposition de François Hollande. Début Novembre, il m'a offert une place pour un concert des Fleshtones, le 16. Cette fois-ci, pas de photographies pour moi, juste un moment entre copains. Avant de venir, j'ai rendez-vous avec une amie autrice qui vient de publier un livre sur Indochine. Je finis par prendre la direction du Port de la Gare dans le 13e. En bruit de fond, j'entends, au loin, des sirènes et les rames de la ligne 6 du métro traverser le pont au-dessus de la Seine. Sur mon chemin, quelques automobilistes impatients klaxonnent. Le rythme qu'impose la tenue du journal de bord et le suivi de l'audience me fatigue. J'ai l'esprit occupé par les émotions rémanentes d'un week-end d'après commémorations. L'esprit chargé de mauvais souvenirs d'il y a six ans, en fait. Pour être honnête, si j'étais fumeur j'écouterais le clapotis des vaguelettes du fleuve parisien mourir sur les quais en cramant clopes sur clopes. J'ai besoin de me perdre, faut croire. Mais Stéphane m'attend. Comme souvent lorsqu'il m'invite, je ne connais pas le groupe mais j'ai totalement confiance en lui. Sur le quai, se détache la silhouette d'un homme, sac de prof à la main, manteau classe sur les épaules. Penché sur son téléphone. La lumière bleu jaune des nuits parisiennes plonge le quai dans une ambiance de vieux polar et c'est étrange, mais dans ces moments de quasi solitude dû à la douleur je repense à nos pas ensemble, aux chemins parcouru pour en arriver là : sur le Port de la gare du 13e prêt à s'engouffrer dans une salle de concert flottante.

Alors même si le Paris bruyant du soir bouscule ma psychés, mes pieds ont bien voulu me porter jusqu'à mon pote. En m'approchant de la silhouette, je regarde Stéphane et me dis qu'il n'y a que lui pour écouter de la musique sur son téléphone avec un cable jack. Ça me fait rire. Il fait froid sur le quai de Seine, de la vapeur s'échappe de sa bouche souriante. Il enlève ses écouteurs et me répète la première question que je lui ai posée, il y a six ans : 

« Alors, ça va ? » 


Les cieux brûlants de novembre

Voilà, vous avez lu Enfer Magazine. 

Nous sommes le lundi 7 novembre 2022 et j'écris ces mots depuis une brasserie du quinzième. Une amie est passée prendre un café et je reprends lentement l'écriture de cette petite histoire qui s'arrête là, ou pas ? Aujourd'hui, j'ai le sentiment que la justice est passée. Comme la marée qui se retire, une partie de notre histoire semble avoir été emportée avec elle. Je me demande sur quel rivage tout cela va s'échouer. À l'approche du 13, les flashs mélancoliques du quotidien au cœur du Palais se rappellent à mon souvenir à peu près tous les jours : les cafés échangés devant la machine. Les larmes séchées d'un revers de manche. Les regards entendus entre nous. Les verres du soir qui s'éternisent. Les sandwichs pas ouf attrapés sur la route. Sans oublier les marches de la salle des pas perdus aux côtés d'Arthur, Gaële, Victor, Charlotte, Aurélie, Gwladys et tant d'autres. Les problèmes de rediffusion dans la salle des criées. Les (nombreuses) crises de rire avec Gwendal et Bruno, au pire moment, toujours. L'amitié comme une torche brûlante au milieu de l'ombre. C'était bien. Avec le recul je me demande le degré de conscience que j'avais, que nous avions, d'assister à un tel procès. Je veux dire : on vivait chaque journée comme si la fin de l'audience n'arriverait jamais. On savait pourtant. On savait qu'au bout se tiendrait la dernière porte, du dernier couloir, de la dernière journée après l'ultime sonnette. Nos existences, pliées comme jamais par le jour du verdict.

Au total, j'ai assisté à plus de 140 jours d'audience et écrit plus de 498000 caractères sur le traitement de texte du journal. Ce qui est drôle, c'est que malgré mon suivi quotidien du procès je n'ai jamais raconté la dernière journée d'audience. Jamais à l'écrit. Il manque donc un dernier billet. No importa. Si on cherche bien, je suis certain qu'entre chacune des 116 billets qui le composent, le moi d'avant le 13 et le David de l'Après dialoguent et tentent de trouver des réponses. Le journal de bord est le témoin du mal que chacun d'entre nous decortiquait jour après jour, Un jour dans notre vie en est la préface. 

Il y a un an, j'ai commencé à écrire Enfer Magazine avec le prisme de la rencontre : de l'attentat, de la prise d'otages, de Stéphane et de ce qu'on a tissé tous les deux ensuite. Je voulais en parler. J'aime dire : « je voulais », mais un an après je crois que je ne voulais pas vraiment, mais j'en avais besoin. Besoin que le public voit comme je vois cette relation unique née des ténèbres qui est devenue un tout : les potages. Au fil de l'écriture et de l'élaboration de la nouvelle (il y a plusieurs mois) je me rendais compte que le morcellement de l'histoire ne me convenait plus. Je n'ai jamais été très à l'aise avec ce récit. Peut être que c'est pour cela que le directeur de la Revue Zola ne l'a jamais publié, allez savoir ! J'ajoute cependant que la version d'Enfer Mag' que vous avez lu n'est pas celle que j'ai modelée avec Louis Vendel. D'ailleurs, le titre de travail que j'avais trouvé était Nous Vaincrons en référence à We Shall Overcome titre de Bruce Springsteen, le héros de Stéphane. J'ai finalement opté pour le nom d'un des mags préférés de Steph,  aussi parce que l'univers dramatique lié à l'enfer me parlait et faisait écho à The Divine Comedy et in-extenso au poème de Dante Alighieri. 

Comme souvent le 13 me permet de tirer un trait sur l'année passée. En plus d'être ressortis lavés par la justice durant le procès, nous en sommes ressortis plus soudés que jamais. Entourés de nouveaux amis et forts d'une nouvelle expérience collective. Les cafés de la machine sont devenus des dîners et déjeuners en famille. En ce qui me concerne, et comme je l'écrivais déjà l'an dernier, ce sont ces rencontres qui forgent désormais l'Après et non plus la souffrance et l'affliction liées à ce que nous ont fait subir les terroristes. Je le dis là : je ne serais plus leur objet, à faire le guet face à la fenêtre du passage Saint-Pierre Amelot, j'existe ici, et maintenant. Alors que vous me lisez j'osculte déjà le prochain écrit, la prochaine photo, l'avenir. Si seulement je pouvais dire au David de septembre 2021 que le procès lui permettra de ne plus conjuguer le mot victime comme avant. Le mal est là, je ne veux pas dire l'inverse. Il rampe. Toujours dans l'ombre. Prêt à surgir pour se saisir de ce qui me, nous, pousse vers la lumière. Mais comme le disait Aurélie l'an dernier : « (...)Cette fois je me sentirai moins seule et j'aurai moins froid. Je serai réchauffée par le pull que nous tricotons ensemble depuis septembre avec le fil de nos peines, mélangé aux récits de nos courages. » 

Dans quelques semaines je m'en vais dans mes terres natales pour terminer une boucle que j'ai commencée le 18 février 2016 et que je n'ai pas réussi à finir : ce putain de trekk en Patagonie. Pour enfin déterrer ce que j'avais effleuré des doigts il y a six ans. Peut-être étais-je trop jeune pour comprendre l'appel de mes terres. Peut être n'avais-je pas assez vu. Je vous le raconterai, promis. En relisant une ultime fois ce texte je me dis que vous devez en avoir assez de relire la même histoire tout le temps, les mêmes mots, les mêmes maux. Tout, un peu pareil, un peu différent. J'arrêterai un jour peut-être mais un ami écrivain, Charles Daubas, m'a dit récemment : « Rassure-toi, on fait toujours le même livre ! »  

Sur l'Île de la Cité, dans le Palais de Justice de Paris, il restait une porte encore ouverte que la cour d'Assise Spéciale de V13 a fermée le 25 octobre 2022 en publiant l'arrêt sur intérêt civil et octroyant ainsi le statut de Partie Civile et par extension de victime à nombre de demandeurs. Je sais qu'il ne faudrait pas se réjouir, mais je n'ai jamais été aussi heureux d'apprendre que de nouvelles personnes aient rejoint nos rangs. Ce 13 novembre, le 13 aura sept ans.


Merci à tous d’avoir pris l’engagement de me lire. De m’avoir témoigné votre soutien tout au long de ces cinq publications.

Vive le rock, vive Enfer Magazine.

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